Erasme

Eloge de la Folie

Avec les illustrations de Hans Holbein
Traducteur: Gustave Lejeal
Illustrator: Hans Holbein
e-artnow, 2019
Contact: info@e-artnow.org
ISBN  978-80-273-0204-8

Table des matières


PRÉFACE
ÉRASME DE ROTTERDAM A SON CHER THOMAS MORUS
C’EST LA FOLIE QUI PARLE

PRÉFACE

Table des matières

Quand des hommes de notre temps sont pris du désir de traduire une œuvre du latin, ils ne reviennent guère à Horace ou à Juvénal, qui tentaient nos pères. Pourquoi n’iraient-ils pas à un des beaux livres écrits en ce latin qui fut la langue encore vivante de l’Humanisme ? Tout un trésor, presque ignoré, reste ouvert à leur curiosité. Ils y goûteraient la surprise du vocabulaire classique exprimant sans effort les idées de la Renaissance, si proches des nôtres ; ils y trouveraient matière à des comparaisons instructives avec les premières grandes œuvres des littératures modernes. Chez les poètes, par exemple, notre Michel de l’Hospital ou l’aimable Muret des Juvenilia semblent tout à fait dignes de leurs amis de la Pléiade, qui, malgré la diversité du langage, les tinrent pour leurs émules. Il y a longtemps, pour ma part, que je préfère la lecture de Pétrarque latiniste ou de Politien à celle de Cicéron, et c’est souvent par les bons humanistes italiens et français que je retourne aux Anciens, nos communs maîtres.

Érasme, chef incontesté des esprits de la Renaissance dans les pays du Nord, devrait nous attirer plus souvent. L’Eloge fameux n’est pas son chef-d’œuvre ; l’auteur ne l’a jamais tenu pour tel et le succès de cette fantaisie l’étonna lui-même. C’est un essai qui ne vaut pas les ouvrages de sa maturité. Comme le Ciceronianus rend mieux l’accent personnel de son esprit ! Comme les Colloques montrent plus nettement les mœurs du temps, peignent plus au vif ces diverses conditions de la vie parmi lesquelles la Folie n’a fait que promener sa marotte ! Le livre était loin de satisfaire le goût universel des contemporains. Il trouva des contradicteurs de marque : « Il a pour lui », écrit l’un d’eux, « l’ardente louange du grand nombre, l’admiration sincère de beaucoup de gens. Cependant, vous y remarquerez l’impudence d’Erasme bien plutôt que la force de son style. Il rit, plaisante, s’amuse, s’irrite, attaque, invective ; il va jusqu’à railler, à propos du Christ. Le raisonnement est tout à fait banal, vulgaire, et sent l’école. » Ainsi parle la méchante langue d’Étienne Dolet.

Cette bagatelle, cependant, eut une diffusion immense. Ce passe-temps de lettré en voyage (car ce n’était pas autre chose) remua les foules, émut l’Église, inquiéta les grands et contribua à disposer l’Allemagne à écouter les Réformateurs. Comme la contreréforme catholique ne fut pas moins préparée par la satire décisive des abus, on peut dire que ce petit livre a débordé de partout les intentions et les espérances de son auteur. Ce fut, sans qu’il y eût songé, le brûlot de la Renaissance qui mit le feu à de vieilles flottes où couraient les rats, et invita des générations plus libres aux navigations nouvelles.

C’est un ouvrage singulier, où il y a plus d’humour que d’esprit et plus d’érudition que de grâce. Il attache toutefois, et, quand on a commencé d’écouter le sermon que Dame Folie prêche à ces bonnes gens sous son bonnet à grelots, on veut savoir où elle nous mène et l’entendre jusqu’à la fin. Mais comment présenter à des lecteurs d’aujourd’hui cette fiction d’un pédantisme qui s’avoue en souriant, ces proverbes grecs qui alourdissent un texte déjà surchargé de réminiscences littéraires et mythologiques, cette longue facétie conçue pour divertir des clercs et des régents de collège et qui n’eut jamais l’ambition de parvenir jusqu’à nous ?

Pour traduire dans sa vérité ce latin verbeux et imagé, il faudrait retrouver la langue d’un Français du siècle d’Érasme. On songe d’abord que celle de Rabelais y serait assez idoine ; mais la couleur en est trop forte, la truculence trop appuyée. Pour quelque rencontre heureuse, que de déceptions ! On regrette que Rabelais ne puisse servir Érasme comme Érasme l’a servi. Il savait bien, et reconnaissait hautement, étant honnête homme, que toute sa formation intellectuelle venait de son maître. Il lui doit sa meilleure substance. Qu’on le dise une bonne fois, sans diminuer la gloire du conteur : si Érasme n’avait pas écrit, Rabelais ne ferait pas figure de « penseur »…

La langue de Montaigne, sa période abondante, sa façon d’insérer les textes anciens, conviendraient peut-être à notre dessein. Cependant, c’est la prose d’Henri Estienne qui semblerait la mieux choisie. L’Apologie pour Hérodote, les Dialogues du langage français italianisé fourniraient sans doute l’instrument le mieux adapté. Il y a, d’ailleurs, entre les deux écrivains, une parenté assez étroite. Bons hellénistes l’un et l’autre et « lucianisants » avertis, ils ont sur l’usage courant du latin des idées communes, combattent de même façon le « cicéronianisme » à l’italienne et, sachant penser librement, s’arrangent pour librement écrire. Estienne, qui fut à l’école d’Érasme comme tout le siècle, est un écolier de choix, qui a joui dans son métier de l’avantage d’être bilingue, alors que le maître universel a eu la disgrâce d’écrire toutes ses œuvres dans la langue qui allait mourir.

Je ne puis mettre à son service que celle d’un temps ingrat, où les études antiques, si elles gardent des fidèles très ardents, les comptent de moins en moins nombreux, où l’éducation de la jeunesse n’est plus celle dont Mélanchthon, Vivès, Rabelais, Montaigne ont transmis les principes érasmiens aux nations du Nord. La déchéance des humanités va nous laisser fort démunis pour réclamer le meilleur de notre héritage spirituel. Le beau mot d’humanisme lui-même, que j’ai contribué jadis à rendre français, se galvaude déjà à tous les usages et n’exprime presque jamais son véritable sens.

Travaillons à en maintenir la haute signification, et sauvons de la tradition littéraire ce qui peut en être sauvé. L’humble travail d’un traducteur n’y est point inutile. A la satisfaction qu’il ressent du service rendu, se joint pour lui une récompense déjà suffisante : il est entré, par la bonne clé, dans l’intimité de son auteur ; il a surpris, avec les procédés de son style, les secrets mouvements de sa pensée.

Les bibliophiles ont toujours recherché l’Éloge de la Folie. Le plus enthousiaste que j’aie connu fut Marco Besso, de Trieste, qui en conservait, dans sa bibliothèque, toutes les éditions et traductions avec tous les travaux relatifs à Érasme. Il a élevé à l’Éloge un véritable monument dans sa publication faite à Rome en 1918. A toutes les recherches qui s’y trouvent résumées, l’édition J.-B. Kan a ajouté des éléments critiques. Sans négliger de telles ressources, j’ai travaillé sur la rare édition de notre compatriote Charles Patin. Elle reproduit le commentaire philologique de Gérard Lister, qui fut approuvé par l’auteur, et qui renseigne notre ignorance sur tant d’allusions et de citations anonymes, courant dans le texte comme le filigrane dans le papier. Mais cet Encomium Moriae, publié à Bâle en 1676, a d’autres mérites. Il est offert à Colbert par une belle dédicace latine (…Regis ab intimis consiliis et secretioribus mandatis, generali aerarii moderatori, summo regiorum aedificiorum praefecto, etc.). Charles Patin, médecin, numismate et voyageur, raconte comment, après avoir parcouru l’Angleterre, la Belgique, l’Allemagne, l’Italie, pour comparer les méthodes de la médecine, il s’est fixé à Bâle et a fait, à la bibliothèque de l’Université, une précieuse rencontre. Ce sont les quatre-vingt-trois dessins à la plume qu’Holbein a jetés sur les marges de l’édition de 1514, et qui, d’après des annotations d’Érasme, ont passé sous ses yeux et l’ont fort réjoui. Notre compatriote, le premier, a jugé utile de les faire connaître au public, en les présentant avec le texte et, muni de l’autorisation des magistrats de la ville, il a procuré une édition d’un caractère tout à fait nouveau.

Les amateurs du temps apprécièrent cette illustration de l’Éloge de la Folie. Elle était due à des copies de Settler, de Berne, gravées par Merian, de Francfort. Quelques cuivres sont frappés dans le texte ; mais ceux qui dépassent la justification sont tout simplement collés et repliés sur des blancs réservés. Chacun a goûté la saveur âpre et un peu rustique de ces compositions bâloises, popularisées depuis par des reproductions plus fidèles. Il est agréable de les feuilleter dans l’ouvrage qui les révéla. Patin y a joint une biographie latine d’Holbein et un index operum, curieux essai de catalogue raisonné, où l’on voit qu’il possédait lui-même des peintures du maître. Le portrait gravé des deux contemporains, et des témoignages choisis achèvent de faire de cette édition un monument à leur gloire commune.

Tant de fois reproduits depuis lors, les dessins d’Holbein semblent attachés au texte de son ami. Pourtant les nouveaux illustrateurs ont toujours reporté à leur propre temps la satire érasmienne. C’est ainsi qu’Eisen, à Paris, et Chodoiwiecky, à Berlin, ont transporté l’Éloge en d’amusantes scènes du XVIIIe siècle. Notre Lepère a fait de même pour le début du XXe siècle. Chas-Laborde, en mettant au service du texte immortel la plus étourdissante fantaisie, a fait la première tentative, depuis Holbein, de replacer les fantoches d’Érasme dans l’atmosphère où ils ont été conçus.

L’éditeur français de 1676 paraît préoccupé de présenter au ministre de Louis XIV un Érasme dépouillé de tout soupçon d’hétérodoxie. La réputation qu’il devait à ses ennemis persistait au XVIIe siècle et allait le poursuivre toujours. Les moines, même régénérés, ont la rancune longue, et quand la Sorbonne condamne, c’est pour longtemps.

Escrimez-vous, bon Patin, à pourfendre la calomnie ! Mettez en lumière cette noble philosophie chrétienne, qui éclaire l’immense labeur de la vie d’Erasme et transparaît même dans les jeux débridés de son esprit ! Replacez dans sa juste perspective le pamphlet que vous présentez à vos lecteurs, cette satire des gens d’Église qui épargne en ses attaques l’Église elle-même, cette violente image du pape Jules II qui tient hors de cause la Papauté, cette malice sans méchanceté qui tend à rendre les hommes meilleurs et nullement à les diviser ! Vous pourriez rappeler que le théologien qui réfutera Luther n’a jamais cessé de se réclamer de l’unité romaine, qu’il a gardé à Rome les plus fidèles amitiés, même dans ce Sacré-Collège où il ne tint qu’à lui d’être admis, et qu’il n’a point cru nécessaire, pour détruire les abus, d’abattre l’institution qui abritait la chrétienté. Vous pourriez noter qu’il y eut quelque mérite et qu’il y risqua son repos ; mais, disait-il, « quels que soient les dangers qui me menacent en Allemagne, je n’écouterai jamais que ma conscience, je n’irai à aucune secte nouvelle, je ne me séparerai jamais de Rome ». La vaste correspondance d’Érasme est pleine d’affirmations de ce genre, dont ses livres et sa carrière attestent la sincérité. Comment douter de la loyauté d’un écrivain qui, mettant au plus haut prix la liberté d’écrire, la tient toute sa vie au service de ses croyances ?

Cependant, ô Patin ! on en doute encore, et ni vous, ni moi n’y pouvons rien. Les hommes ne veulent pas être dérangés dans leurs légendes et n’aiment pas qu’on leur change leur vérité. Notre Érasme continuera à être suspecté par ses coreligionnaires, pour avoir écrit l’Éloge de la Folie.

Comme il prévoyait peu les prochaines batailles, quand il méditait, au trot de son cheval, ses piquantes ironies ! C’était sur les méchantes routes des Alpes et le long de la vallée du Rhin. Il quittait l’Italie, après trois ans de séjour, ivre d’étude et d’antiquité, ayant fréquenté les grands savants de l’heure, goûté les charmes d’une civilisation incomparable, qui semblait unir, pour l’enseignement du monde, la sagesse retrouvée des Anciens à la divine révélation de Jésus-Christ. L’humaniste se promettait de servir cette grande cause et d’instruire les hommes à être mieux chrétiens. Le gai délassement qu’il permettait à sa plume, il l’envoyait à son meilleur ami, l’intègre et pieux Thomas More, qui allait en rire avec lui. C’est là un répondant qui compte. Comment le petit livre n’a-t-il pas désarmé ses censeurs par le seul nom de ce dédicataire illustre, le futur chancelier d’Angleterre, supplicié pour la foi catholique et que l’Église a mis parmi ses saints !

Gustave Lejeal, 1899

ÉRASME DE ROTTERDAM A SON CHER THOMAS MORUS

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SALUT


Ces jours derniers, voyageant d’Italie en Angleterre et devant rester tout ce temps à cheval, je n’avais nulle envie de le perdre en ces banals bavardages où les Muses n’ont point de part. J’aimais mieux méditer quelques points des études qui nous sont communes ou bien j’évoquais les bons amis que j’ai quittés. J’en ai de si savants et de si exquis ! Des premiers, ô Morus, tu te présentais à ma pensée. Ton souvenir, cher absent, m’est plaisant comme le fut jadis ta présence familière ; et que je meure si j’ai jamais eu, dans ma vie, de joie plus douce !

Voulant donc m’occuper à tout prix, et les circonstances ne se prêtant guère à du travail sérieux, j’eus l’idée de composer par jeu un éloge de la Folie. Quelle Pallas, diras-tu, te l’a mise en tête? C’est que j’ai pensé d’abord à ton propre nom de Morus, lequel est aussi voisin de celui de la Folie (Moria) que ta personne est éloignée d’elle ; tu es même de l’aveu de tous son plus grand adversaire. J’ai supposé ensuite que cet amusement de mon esprit gagnerait ton approbation, parce que tu ne crains pas un genre de plaisanterie qu’on peut rendre docte et agréable et que, dans le train ordinaire de la vie, tu tiens volontiers de Démocrite. Certes, la profondeur de ta pensée t’éloigne fort du vulgaire ; mais, tu as tant de bonne grâce et un caractère si indulgent, que tu sais accueillir d’humbles sujets et t’y plaire. Tu recevras donc avec bienveillance cette petite déclamation, comme un souvenir de ton ami, et tu accepteras de la défendre, puisqu’elle n’est plus à lui, mais à toi par sa dédicace.

Les détracteurs ne vont point manquer. Ils prétendront que ces bagatelles sont, les unes plus légères qu’il ne sied à un théologien, les autres trop mordantes pour ne pas blesser la réserve chrétienne ; ils crieront sur les toits que je ramène à l’ancienne comédie et à Lucien, et que je déchire tout le monde à belles dents. En Vérité, ceux qu’offensent la légèreté du sujet et ce ton de plaisanterie devraient bien songer que je n’innove en rien. De grands auteurs en ont fait autant. Il y a des siècles qu’Homère s’est amusé au Combat des rats et des grenouilles ; Virgile au Culex et au Moretum ; Ovide à la Nux ; Polycrate a louangé Busiris qu’Isocrate flagella ; Glaucon écrit l’éloge de l’Injustice ; Favorinus, celui de Thersite et de la fièvre quarte ; Synésius, de la Calvitie ; Lucien, celui de la Mouche et du Parasite. Tandis que Sénèque a composé une apothéose de Claude, Plutarque s’est plu de même à faire dialoguer Ulysse et Gryllus ; Lucien et Apulée se sont divertis avec leur âne, et je ne sais qui avec le testament d’un cochon de lait nominé Grunnius Corocotta, dont fait mention saint Jérôme. Si mes censeurs y consentent, qu’ils se figurent que j’ai voulu me distraire à jouer aux échecs ou, comme un enfant, à chevaucher un manche à balai.

Chacun peut se délasser librement des divers labeurs de la vie ; quelle injustice de refuser ce droit au seul travailleur de l’esprit ! surtout quand les bagatelles mènent au sérieux, surtout quand le lecteur, s’il a peu de nez, y trouve mieux son compte qu’à mainte dissertation grave et pompeuse. Tel compile un éloge de la Rhétorique ou de la Philosophie, tel autre le panégyrique d’un prince ou une exhortation à combattre les Turcs ; il y a des écrivains pour prédire l’avenir, d’autres pour imaginer des questions sur le poil des chèvres. Rien n’est plus sot que de traiter avec sérieux de choses frivoles ; mais rien n’est plus spirituel que de faire servir les frivolités à des choses sérieuses. C’est aux autres de me juger ; pourtant, si l’amour-propre ne m’égare, je crois avoir loué la Folie d’une manière qui n’est pas tout à fait folle.

A qui me reprocherait de mordre, je répondrais que l’écrivain eut toujours la liberté de railler impunément les communes conditions de la vie, pourvu qu’il n’y fît pas l’enragé. J’admire la délicatesse des oreilles de ce temps, qui n’admettent plus qu’un langage surchargé de solennelles flatteries. La religion même semble comprise à l’envers, quand on voit des gens moins offusqués des plus gros blasphèmes contre Jésus-Christ, que de la plus légère plaisanterie sur un pape ou sur un prince, surtout s’ils mangent son pain.

Critiquer les mœurs des hommes sans attaquer personne nominativement, est-ce vraiment mordre ? N’est-ce pas plutôt instruire et conseiller ? Au reste, ne fais-je pas sans cesse ma propre critique ? Une satire qui n’excepte aucun genre de vie ne s’en prend à nul homme en particulier, mais aux vices de tous. Et si quelqu’un se lève et crie qu’on l’a blessé, c’est donc qu’il se reconnaît coupable, ou tout au moins s’avoue inquiet. Dans ce genre, saint Jérôme s’est montré plus libre et plus âpre, et parfois sans épargner les noms. Je me suis abstenu, pour ma part, d’en prononcer un seul, et j’ai tellement modéré mon style que le lecteur intelligent verra sans peine que j’ai cherché à amuser, nullement à déchirer. Je n’ai pas, comme Juvénal, remué l’égout des vices cachés ; je n’ai pas catalogué les hontes, mais les ridicules. S’il reste un obstiné que ces raisons n’apaisent point, je le prie de songer qu’il est honorable d’être attaqué par la Folie, puisque c’est elle que je mets en scène avec tous les traits de son personnage.

Mais pourquoi tant d’explications à un avocat tel que toi, qui plaides en perfection les causes même médiocres ? Je laisse à ta maîtrise le soin de défendre cette Moria qui est ton bien. Adieu, Morus très éloquent !

A la campagne, le 9 juin 1508.

C’EST LA FOLIE QUI PARLE

Table des matières

I. — Les gens de ce monde tiennent sur moi bien des propos, et je sais tout le mal qu’on entend dire de la Folie, même chez les fous. C’est pourtant moi, et moi seule, qui réjouis les Dieux et les hommes. Aujourd’hui même, la preuve en est faite largement, puisqu’il m’a suffi de paraître devant ce nombreux auditoire pour mettre dans tous les yeux la plus étincelante gaîté. Tout de suite, votre visage s’est tendu vers moi et votre aimable rire m’a applaudie joyeusement. Tous, tant que vous êtes, je vous vois, ivres du nectar des dieux d’Homère, mêlé toutefois d’un peu de népenthès, alors qu’il y a un instant vous étiez assis, soucieux et tristes, comme des échappés de l’antre de Trophonius.

Quand le beau soleil révèle à la terre sa face dorée, ou quand, après l’âpre hiver, le doux printemps revient et souffle les zéphyrs, tout change d’aspect dans la nature, tout se rajeunit de couleurs nouvelles ; de même, dès que vous m’avez vue, votre physionomie s’est transformée. Ce que des rhéteurs, d’ailleurs considérables, n’obtiennent par leurs discours qu’à grand effort de préparations, c’est-à-dire chasser des âmes l’ennui, pour y réussir je n’ai eu qu’à me montrer.

II. — Pourquoi ai-je revêtu aujourd’hui cet accoutrement inusité, vous le saurez pour peu que vous me prêtiez l’oreille ; non pas celle qui vous sert à ouïr les prêches sacrés, mais celle qui se dresse si bien à la foire devant les charlatans, les bouffons et les pitres, ou encore l’oreille d’âne que notre roi Midas exhiba devant le dieu Pan.

Il m’a plu de faire quelque peu le sophiste devant vous comme ceux qui inculquent à la jeunesse des niaiseries assommantes et lui enseignent une dispute plus entêtée que celle des femmes, mais à l’imitation de ces anciens qui, pour échapper à l’appellation déshonorante de Sages, choisirent celle de Sophistes. Leur zèle s’appliquait à composer des éloges de dieux et de héros. Vous entendrez donc un éloge, non d’Hercule, ni de Solon, mais le mien, celui de la Folie.